La gentrification, mot issu de l’anglais gentrification, encore appelée « embourgeoisement », désigne « les transformations de quartiers populaires dues à l’arrivée de catégories sociales plus favorisées qui réhabilitent certains logements et importent des modes de vie et de consommation différents » (Sociologie de San Francisco, Sonia Lehman-Frisch, Paris, La Découverte, collection Repères, 2018, 128 p.).
La gentrification verte : théorie et mise en pratique à Bruxelles
Le phénomène de gentrification verte, ou éco-gentrification, est désormais bien documenté, notamment grâce aux travaux du Laboratoire de Barcelone pour la justice urbaine environnementale et la soutenabilité. Un article publié dans la revue scientifique Nature le 2 juillet 2022 a mis en évidence une éco-gentrification dans les 28 villes américaines et européennes étudiées. Cela concerne notamment Barcelone, Copenhague et Nantes dont les auteurs de Good Move indiquent s’être inspirés.
Au départ l’objectif est louable. Il s’agit de créer des espaces verts et d’améliorer le cadre de vie dans les quartiers populaires, pour des raisons de justice environnementale et de santé publique. Le problème est que plus les améliorations proposées sont réussies, plus elles risquent d’attirer des ménages aisés et les investisseurs. Les projets destinés aux habitants défavorisés peuvent alors entraîner une hausse des loyers et une transformation de ce que les chercheurs appellent la « morphologie sociale » des quartiers. Certains habitants à qui ces projets étaient pourtant destinés à l’origine se retrouveront finalement exclus.
Pour éviter cet effet pervers de la gentrification, les chercheurs préconisent donc une approche « modeste et progressive », « juste assez verte » (« just green enough »), en privilégiant l’implication des habitants, le développement ou le maintien d’un tissu économique adapté, et une politique forte du logement. Autrement dit, il n’y a pas de fatalité. Certaines villes, comme Barcelone ou Nantes plus récemment, ont fait le choix de tenter de lutter contre ce phénomène, d’autre, comme Copenhague, non. Paris et la région Ile-de-France, qui est la région la plus inégalitaire de France, est un exemple de cette gentrification accélérée liée à des aménagements d’infrastructures de transport et urbains.
La pratique :
Les équipes actuellement aux commandes à Bruxelles mobilité et à Urban Brussels ont malheureusement choisi de rejoindre la seconde catégorie.
Les concepteurs de Good Move, dont M. Pascal Smet mais aussi M. Kristiaan Borret, maître architecte de la ville de Bruxelles sont des partisans assumés de ce qu’on appelle la « ville productive ». Pour se développer, celle-ci doit attirer la « classe créative », constituée de gens diplômés, flexibles et disposant d’un pouvoir d’achat supérieur à la moyenne.
Cet objectif est décrit noir sur blanc dans le rapport sur les incidences environnementales du plan régional de mobilité.
On y retrouve le constat, déjà connu, selon lequel, depuis les années 2000, la population de statut socio-économique élevé, et donc contributive en matière fiscale, stagne ou régresse tandis que la population peu contributive ou non contributive, c’est-à-dire dépendante de l’aide publique, augmente.
Face à ce constat, le rapport indique (p. 70) que « le principal enjeu socio-économique pour la RBC, vital pour sa survie, est, au minimum, d’enrayer l’exode de ses habitants et des entreprises fiscalement contributifs et, au mieux, de tenter d’attirer de nouveaux habitants et entreprises répondant à ce profil ».
Cet objectif est parfaitement légitime. Mais la question qui doit alors immédiatement se poser est celle de l’impact qu’une politique visant à attirer des habitants plus aisés aura sur ceux qui le sont moins.
Et pourtant, l’étude ne comprend aucune réflexion sur ce point.
Pire encore : on en vient à se demander si, pour les concepteurs et promoteurs de Good Move et de Good Living, la gentrification n’est pas un effet négatif qu’il faudrait combattre mais bel et bien l’effet recherché. Car un moyen d’attirer les classes aisées est de faire partir des classes populaires perçues comme dangereuses et responsables de la dégradation de l’espace public.
Il n’est donc finalement pas étonnant que les politiques menées dans le cadre de Good Move soient profondément inégalitaires.
Dans cette « ville créative », la culture comme la nature ont un rôle « marketing ». Dès lors, ni le marais Wiels, ni la friche Josaphat et les autres espaces naturels bruxellois, ni les arbres centenaires comme le saule « Gaston » de Jette, sacrifiés sur l’hôtel de projets immobiliers, n’ont leur place. Les espaces verts sont au service de l’attractivité, pas de la préservation de la biodiversité. Les éco-quartiers oui, les friches non. Le marché de la mobilité partagée, qui permet à des entreprises privées de se faire beaucoup d’argent, oui ; l’usage « communautaire » de la voiture individuelle, de façon informelle, non … c’est ça, en réalité, la « réappropriation » de l’espace public à la sauce Good Move : une privatisation de cet espace, au détriment et au frais des habitants, ou en tout cas de certains d’entre eux. Une véritable politique néolibérale très « ancien monde » qui se cache sous des habits verts et progressistes.
On peut ainsi lire, dans l’étude d’incidences environnementales (p. 103), la chose suivante : « les solutions basées sur le partage de véhicules, vélos et voitures, se basent sur une tarification unique, quel que soit le revenu de l’utilisateur, ainsi que sur la nécessaire possession d’un compte en banque provisionné. Plutôt que de créer un service public, les autorités ont opté pour une approche commerciale, sans aucune considération sociale. Enfin, il est à noter la part belle laissée au privé, que ce soit pour la gestion des parkings hors voirie ou des véhicules partagés ». La tarification du Car et Bike sharing est, également en ce sens, inéquitable. »
Dans ce contexte, les projets Tour et Taxi à Molenbeek ou Key West et Biestebroeck à Anderlecht sont tout l’inverse de l’approche « progressive » conseillée par les chercheurs. Seuls les habitants disposant d’un certain revenu pourront donc danser sur le point Marchant…
Même chose à proximité de Tour et Taxi, où des maisons qui n’ont rien d’extraordinaire sont vendues près d’un million d’euros. Qui pourra continuer à habiter ce quartier ? Ceux qui y sont nés pourront-ils y rester, ou devront-ils laisser la place aux nouveaux habitants aux revenus supérieurs ?
C’est cela qui est en train de se jouer aujourd’hui.
Good Move va donc impacter négativement les classes populaires et, parmi elles, les plus précarisées, en total déconnection avec les enjeux écologiques et de justice environnementale avancés.
Dans ce contexte, la fronde des habitants de Cureghem, Schaerbeek, Molenbeek et autres n’a donc rien de « réactionnaire » ou de « pro-bagnole », comme on a pu le lire sur les réseaux sociaux ou dans certains médias. Elle est une question de survie pour ces habitants, dans un milieu de plus en plus hostile pour eux.
Ils se battent contre des plans qui non seulement ne répondent pas aux demandes d’amélioration de leur cadre de vie, qu’ils font en vain depuis des années et des années, mais qui détériorent leurs conditions de vie et qui pourraient, pour certains, les obliger à quitter une ville qui est la leur, puisqu’ils y sont nés.
Nous les aiderons autant que nous pourrons.
Pour en savoir plus :
- Green gentrification in European and North American cities | Nature Communications
- La ‘green gentrification’ ou ‘l’embourgeoisement vert’ – rtbf.be
- Les métropoles européennes face à une gentrification galopante (lemonde.fr)
- Qu’est-ce que la gentrification ? – Inter-Environnement Bruxelles (ieb.be)
- Gentrification : positions des uns et des autres – Inter-Environnement Bruxelles (ieb.be)
- ‘Contre la gentrification’ ou lorsque Bruxelles se transforme au détriment des quartiers populaires – rtbf.be
- Une seconde vie pour le canal de Bruxelles | Master en journalisme – ULB
- Que deviennent les quartiers centraux à Bruxelles ? (openedition.org)
- ATELIERS URBAINS #19 STALINGRAD, AVEC OU SANS NOUS ? – YouTube
- Gentrification Good Move à Bruxelles : les quartiers populaires face à un impact désastreux – Cité 24
- [Good Move] Lettre au PS bruxellois : une politique de mobilité juste et responsable | Le Club (mediapart.fr)
- Green gentrification in European and North American cities | Nature Communications
- ‘Green gentrification’ due to rewilding could force out poorer communities | Access to green space | The Guardian
- Sonia Lehman-Frisch, Sociologie de San Francisco – Openedition.org
- Le Grand Paris, agent de gentrification express – LeMonde.fr
- ‘Exode’ urbain : 45.000 Bruxellois ont quitté la capitale en 2021 – RTBF Actus
- Un nombre record de déménagements interrégionaux en 2023: Bruxelles victime d’un exode massif | Belgique | 7sur7.be